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Anda - 22 juillet 1996

Les Touvines de Mongolie

Un entretien avec l'écrivain Galsan Tschinag

 

Venu présenter à Paris la traduction française de son dernier livre, "Ciel bleu : une enfance dans le Haut-Altaï", qui vient de paraître à Paris aux Editions Métailié, l'écrivain mongol d'origine touvine, Galsan Tschinag (plus connu en Mongolie sous le nom de Tchinaghiïn GALSAN), nous a accordé un entretien. Il y parle de son oeuvre, mais aussi de son combat pour faire connaître, et reconnaître, son peuple, les Touvines (ou Touvas) de Mongolie, parmi lesquels il est né il y a 52 ans. Germaniste de formation, Galsan Tschinag a publié une dizaine d'ouvrages soit en mongol, soit en allemand.

 

ANDA : "Ciel bleu" raconte-t-il votre propre enfance ?

G. T. : Il y a une part de réel et une part d'invention, comme dans toute uvre littéraire. Dans tous mes livres d'ailleurs entre une part d'autobiographie : l'ossature est tirée de ma propre vie, et le travail d'écrivain consiste naturellement à habiller et à orner cette ossature.

ANDA : Comme l'enfant qui est au coeur du livre, êtes-vous né vous-même parmi les Ouriankhaïs ?

G. T. : Il faut préciser ici le sens du nom "ouriankhaï", employé abusivement en Mongolie pour nous désigner, nous autres, les Touvines (Tuvaa) de Mongolie, au même titre que les véritables Ouriankhaïs. Or, ce terme d'Ouriankhaï devrait être réservé pour parler des populations d'origine turque qui ont abandonné leur langue turque originelle et adopté pour langue le mongol. Parmi eux, il y a les Ouriankhaïs du Khövsgöl et les Ouriankhaïs de l'Altaï. Nous aussi nous habitons l'Altaï et c'est sans doute pourquoi les Mongols nous comptent parmi les Ouriankhaïs de l'Altaï, mais c'est à tort : nous sommes des turcophones, nous sommes des Touvines. Si je vous parlais en touvine, vous n'y comprendriez rien. Pour nous, le terme ouriankhaï implique qu'on parle mongol : si je vous parlais en ouriangkhaï, vous qui connaissez le mongol me comprendriez à 90% .

ANDA : Les Ouriankhaïs de l'Altaï parlent bien oïrate, c'est-à-dire une langue mongole occidentale ?

G.T. : Oui, et ils sont différents de nous. En ce qui nous concerne, nous venons d'un seul district, Tsenghel, dans la province de Bayan-Ölghiï, tout à fait à l'ouest du pays. Autrefois, ce district s'appelait Tsenghel Khaïrkhan . En 1959, on l'a supprimé. A présent, il y a bien un district Tsenghel, mais les Touvines y sont en danger d'extinction car, pendant les trente dernières années, ils ont été peu à peu chassés de leur territoire. Privés d'un territoire propre, ils erraient dans les environs d'Oulan-Bator. Ils étaient environ 2500 Touvines dans cette situation. C'est pourquoi, l'été passé, j'ai organisé l'opération "Grande Nomadisation", dont l'objectif essentiel était de ramener ces Touvines au pays.

ANDA: De nomadiser jusqu'à Tsenghel ?

G.T. : Oui, ils ont atteint Tsenghel, dans la province de Bayan-Ölghiï, où ils sont à présent 1500 environ.

ANDA : Pouvez-vous dire quelles sont les minorités turcophones de Mongolie ?

G.T. : Il y a en Mongolie deux minorités ethniques : les Kazakhs et les Touvines, qui parlent une langue turque. Pour moi, les autres groupes sont tous des Mongols. Sur notre passeport intérieur, il est indiqué que nous sommes de l'ethnie touvine, c'est reconnu officiellement.

ANDA: Mais ne fait-on pas état généralement d'une seule minorité officielle en Mongolie, les Kazakhs ?

G.T. : Si, pour des raisons politiques. Sous Tsedenbal , on cachait qu'il y avait des Touvines en Mongolie. Quand Tsedenbal m'a convoqué en mai 1977, il a dit précisément ce que vous venez de dire. Il m'a dit que je ne pouvais pas me dire Touvine, que les Touvines n'étaient pas officiellement recensés. Je n'ai rien répondu, ni oui, ni non. Et au moment où je sortais, il m'a crié : " Eh, toi, arrête-toi ! Tu as bien compris ce que j'ai dit, j'espère ? Il n'y a pas de Touvines en Mongolie, c'est bien entendu ! " Je raconte cela dans un recueil de lettres, qui attend depuis quatre ou cinq ans ans d'être publié en Mongolie.

ANDA: Ceci se passait en 1977. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l'histoire des Touvines de Mongolie ?

G.T. : En 1959, l'année où la Chine a occupé le Tibet, ce que le monde a su, cette même année, en Mongolie, les Kazakhs ont pris pour eux le district touvine de Tsenghel. Et les Touvines se sont retrouvés sans territoire. La plupart sont partis ailleurs en Mongolie, ils sont allés chercher du travail du côté d'Oulan-Bator, dans les fermes d'État. Cette "nomadisation" aura duré 30 ans. Les trois quarts des Touvines avaient ainsi quitté leur territoire de Tsenghel, où, à la fin, il n'en restait plus que quelques centaines.

Après 1990, on a laissé y retourner, en gros, une dizaine de familles par an. En 1995, une cinquantaine de familles étaient ainsi rentrées, et une trentaine de familles les a rejointes grâce à l'opération "Grande Nomadisation" dont on a parlé non seulement en Mongolie mais même ailleurs. L'important est de faire parler de nous. Mes livres paraissent en Europe, en Espagne, en France, en Italie, et on commence à connaître un peu les Touvines ; en Allemagne, ils sont déjà bien connus. J'ai d'ailleurs écrit un livre sur cette nomadisation, qui est en cours de publication en Allemagne.

ANDA: Sortira-t-il en France ?

G.T. : Je ne sais pas. Je l'espère.

ANDA: Encore une question sur les Ouriankhaïs : qui sont ceux que les Mongols appellent les Ouriankhaïs Khökh Montchog ("Bouton bleu") ?

G.T. : Les Khökh Montchog sont l'un des clans touvines de Mongolie !

ANDA : Il sont donc turcophones et alors on ne doit pas employer à leur propos le nom d'Ouriankhaï ?

G.T. : Tout à fait. Je suis d'ailleurs moi-même un Khökh Montchog. En fait, cette appellation de Khökh Montchog est un sobriquet qui nous est appliqué en raison du bouton bleu sur le sommet de nos chapeaux. Il y a actuellement trois clans (omog) touvines en Mongolie : les Khökh Montchog, les plus nombreux et dont je fais partie, les Soïones blancs et les Soïones noirs. Ils se ressemblent beaucoup, la langue présente seulement de très légères différences.

ANDA : Et ces Touvines établis dans l'Altaï sont tous des éleveurs nomades ?

G.T. : Oui, tous, mais ils chassent également. Leur activité est double : chasse et élevage.

ANDA : Et les Touvines établis du côté chinois, sont-ils nombreux ?

G.T. : Ça, c'est un des nombreux secrets du gouvernement chinois Depuis dix ans que je m'intéresse au nombre de ces Touvines, je n'ai encore rien trouvé. Ils semblent cependant peu nombreux, un millier peut-être. Ils sont un rameau de notre groupe : nous vivions ensemble autrefois, puis ils sont allés du côté chinois et y sont restés. Durant la révolution culturelle, ils ont été décimés et à présent ils sont très peu. J'ai rencontré un jeune de là-bas, l'an passé, du clan Khökh Montchog : il était devenu très malin, très chinois de mentalité.

On ne peut pas le leur reprocher. Pour survivre, il faut être aussi malin que les Chinois : les petites ethnies n'ont pas le choix. Si nous-mêmes avions été un tant soit peu malins en 1959, nous n'aurions pas laissé les Kazakhs occuper ainsi notre territoire à leur guise. Il n'y a eu personne alors pour adresser une requête au gouvernement mongol, à Tsedenbal. Les Kazakhs ont occupé notre territoire, et nous, Touvines, nous sommes partis de nous-mêmes.

ANDA : Quels sont les rapports qu'entretiennent les Touvines de Mongolie avec la république de Touva ?

G.T. : De très bons rapports. A l'époque communiste, les relations étaient très importantes. Le dirigeant de Touva, S. Toka, était un stalinien, un communiste, mais c'était aussi un écrivain remarquable, le plus grand écrivain touvine. L'un de ses ouvrages en langue touvine, "Paroles populaires", a reçu le prix Lénine . Cet homme, à l'époque, s'est rendu trois ou quatre fois chez les Touvines de Mongolie, en vacances.

Actuellement, la Mongolie a des relations officielles avec Touva et, en ce qui me concerne, j'entretiens d'excellents rapports avec tous les dirigeants touvines ; j'en ai même eu comme élèves lorsque j'enseignais [l'allemand] à l'Université d'Etat de Mongolie. Le président actuel de Touva a effectué une visite officielle en Mongolie l'an passé, et à cette occasion j'ai eu une longue entrevue avec lui. Les gens de Touva me connaissent bien et m'ont invité à m'y rendre, mais je ne l'ai pas encore fait. Je ne pouvais pas. Pourquoi ? Mon objectif premier était de rétablir notre district touvine de Tsenghel. Si j'étais allé à Touva alors que j'organisais le district, j'aurais été "déprécié", ma cote aurait baissé. On aurait pensé que j'allais chercher de l'aide à Touva. Mais je m'y rendrai peut-être en septembre prochain : un festival mondial de berceuses doit y avoir lieu et j'ai été nommé membre du jury.

Vous savez, nous avons des rapports quotidiens avec les Touvines de Russie : ils ont pratiquement tout oublié. La vie traditionnelle a complètement disparu, même leurs deel [robes traditionnelles], ils ne savent plus les faire. Des sous-bottes comme les miennes, dans tout Touva, personne n'en fait plus ! Tandis que chez nos Touvines de Mongolie, les femmes âgées sont expertes dans tout l'artisanat traditionnel. A Touva, il ne savent plus fabriquer les laitages. La seule chose qu'ils ont vraiment bien apprise, c'est à boire de la vodka. Cette nation est plus ou moins en train de disparaître, un peu comme les Indiens d'Amérique. Touva est devenu à présent un endroit épouvantable. 64% des hommes ont fait de la prison ! Dans la capitale, Kyzyl, tous les rez-de-chaussée sont barricadés. Si les portes ne sont pas en métal, les voleurs entrent ; les fenêtres sont garnies de barreaux, c'est effrayant Les gens sont paresseux, menteurs ; c'est un coin où l'être humain a été abîmé

En comparaison, les Touvines de Mongolie vivent dans de bien meilleures conditions. La Mongolie est un bon endroit, vous savez. Au Kazakhstan a eu lieu, il y a deux ou trois ans, une rencontre de Kazakhs du monde entier. Les Kazakhs de Mongolie ont montré que c'étaient eux qui avaient le mieux préservé leurs traditions. Ils ont gagné tous les concours : littérature orale, joutes oratoires, etc. Les Mongols ont une bonne attitude : ils laissent leurs minorités nationales libres d'agir à leur guise, ils n'emploient pas la force, c'est un point à souligner. Il n'y a aucune oppression de la part du gouvernement mongol.

Le malheureux destin des Touvines de Mongolie, la perte de leur district national, n'a pas été le fait du gouvernement mongol. Ce fut l'uvre des dirigeants kazakhs de la province de Bayan-Ölghiï. En 1959, et cela le gouvernement central ne l'a pas su, Tsedenbal ne l'a pas su, les dirigeants kazakhs ont occupé le district touvine de leur propre initiative, ils l'ont fondu dans un district kazakh, et ont eu pour politique de chasser les Touvines de ce territoire. Et c'est seulement trente ans plus tard que le gouvernement central mongol l'a appris. Trente ans !

Et il n'y a pas eu que les Touvines. Quand j'étais élève à Bayan-Ölghiï, il y a trente ans, il y avait des Torgoutes. Aujourd'hui, il n'y en a plus un seul dans toute la province. On les en a fait partir. Les Kazakhs ont fait le ménage. Il s'y trouvait aussi huit à neuf districts ouriankhaïs : il ne reste plus que les districts de Buyant et d'Altantsögts. Il y avait aussi deux districts dörbètes [dörvöd] : il ne doit même pas rester vingt à trente familles dörbètes actuellement.

Tsenghel était le district touvine. C'est le plus beau et le plus célèbre district de Mongolie. Il a des frontières avec la Chine et la Russie. On y trouve les montagnes les plus vénérées comme Tavanbogd ou Tsenghel Khaïrkhan. Il y a beaucoup de forêts, de gibier. Le territoire du district est très étendu et traversé par trois cours d'eau : c'est un véritable paradis en territoire mongol. Les Kazakhs n'ont pas supporté de le regarder de loin et l'ont occupé en un clin d'il

ANDA : Les Kazakhs sont une nation particulièrement entreprenante, n'est-ce pas ?

G.T. : Certes. Mais je ne le leur reproche pas. De façon générale toute nation agit en fonction de ses propres intérêts. C'est pourquoi je comprends la position des Kazakhs, ils font ce qui est bon pour eux. Eux-mêmes ont souffert, ils ont été occupés par les Russes. Lors de la révolution d'Octobre, ils ont tenté d'entrer en Chine mais les Chinois ne les ont pas laissé faire et les ont refoulés. Ils sont alors venus en Mongolie. Ces Kazakhs n'ont pas de terre natale, ce sont des fuyards et des bandits qui errent de ci, de là. On les appelait les bandits d'Ospan, du nom de leur chef. Les Mongols ont du mal à entendre ce nom sans se mettre en colère, et quand ils veulent parler des Kazakhs de manière méprisante, ils les traitent de "bandits d'Ospan". Mais les Kazakhs, eux, parlent du baatar, du "héros" Ospan : un de leurs chants s'intitule d'ailleurs "Ospan le héros".

Par rapport aux Touvines et aux Ouriankhaïs, les Kazakhs sont des gens qui ont de l'expérience et font preuve d'énergie en toute occasion. Ils sont extrêmement propres : si vous pénétrez dans une yourte kazakhe, tout brille. Ils sont très travailleurs, très dynamiques. Ces Kazakhs de l'Altaï me font penser, par leur mentalité, à ces capitalistes occidentaux qui ne pensent qu'à l'argent. Un Kazakh ne recule devant rien pour posséder de l'argent ou des biens.

Les Touvines, au contraire, n'ont aucun esprit d'entreprise. Ce sont des chamanistes. Ils s'en remettent au destin, ils sont "fatalistes". Alors forcément, quand ces deux peuples se retrouvent ensemble, c'est le fataliste qui perd, il ne peut en être autrement. Je ne veux surtout pas accuser les Kazakhs. Ils ne nous ont pas dit de partir : c'est nous qui, quand ils sont arrivés, sommes partis. Personne ne peut résister aux Kazakhs, c'est une nation forte.

ANDA : Le touvine et le kazakh sont des langues très proches, n'est-ce pas ?

G.T. : En effet. Un Kazakh comprend un Touvine, et réciproquement. Mais du fait que les Kazakhs sont devenus à présent une ethnie très importante, tous les Touvines se sont mis au kazakh, tandis que les Kazakhs ne consentent même pas à prononcer quelques mots en touvine Quand un Kazakh rencontre un Touvine, il ne lui parle ni touvine, ni mongol : il lui parle directement en kazakh. Sur ce point, les Kazakhs sont assez semblables aux Français. J'ai remarqué qu'un Français s'adressait toujours aux autres dans sa langue

ANDA : Reste-il des chamanes chez les Touvines de Mongolie ?

G.T. : Oui. Dans les années révolutionnaires, leur nombre a beaucoup diminué. Un grand nombre a été emprisonné ou fusillé. La dernière arrestation que je me rappelle a eu lieu en 1955 ; j'étais encore à l'école. Trois chamanes ont été arrêtés et jetés en prison. Je me trouvais alors dans la yourte de l'un d'eux. Ils sont venus et ils l'ont emmené. Les chamanes ne sont pas restés longtemps en prison : quatre à cinq ans plus tard, ils en sont sortis.

Mais il y en a qui n'ont jamais été arrêtés. C'est le cas de Pürev, l'épouse de mon frère aîné. A mon avis, ceux du ministère de l'Intérieur en avaient peur. C'était la chamanesse touvine la plus réputée. Ils n'y ont pas touché, pas une seule fois. Tous ces gens du ministère de l'Intérieur et ces chefs venaient la voir en cachette pour implorer ses services. Au grand jour, ces chefs de cellule du Parti demandaient de rejeter les croyances arriérées, mais dès que leur femme ou leur enfant était malade ou avait de la fièvre, ils venaient la nuit la solliciter en cachette, avec une bouteille de vodka Cela, je le sais. Cette chamanesse est décédée le 15 juin 1994, à l'âge de 83 ans. Elle m'a enseigné beaucoup, je la vénère profondément. Tout ce qu'elle m'a transmis, je le conserve précieusement, comme ceci qu'elle m'a donné en 1977 et que je porte en permanence sur moi. Six mois après sa mort, sa petite-fille [en ligne féminine] est devenue chamane : c'est une bonne chamanesse, d'une vingtaine d'années. En juillet 1996, j'irai la voir avec une mongoliste allemande pour faire un film sur elle.

ANDA : N'y a-t-il que des chamanessses ? N'y a-t-il pas de chamanes hommes ?

G.T. : Pas chez nous actuellement. Mais à Oulan-Bator, il y en a deux, des jeunes. L'un commence à être connu, et même à l'étranger ; il est aussi acteur. D'un côté, il sait beaucoup de choses, d'un autre, c'est un malin, il veut gagner de l'argent. Il joue sur les deux tableaux, c'est assez curieux.

ANDA : Parlons un peu littérature Combien de livres avez-vous déjà publié en Mongolie ?

G.T. : Quatre : Ayanga tsagiin tuudj [Récit d'un temps d'orage], mon tout premier livre ; Arvan sariïn tenger door [Sous le ciel de la dixième lune], Alag xorvooghiin gherel süder [Ombre et lumière d'un destin contrasté], et enfin un recueil de poèmes sorti en 1995. Les deux premiers, des romans, sont traduits de l'allemand, les autres ont été écrits directement en mongol.

En Allemagne, j'ai publié six livres. Ciel bleu, qui vient de paraître en français, n'a pas encore été traduit en mongol. Je tiens à préciser que le titre n'est pas de moi. Mon titre original était : "Écoute, ô Ciel bleu !". C'est une invocation chamanique. Ce sont les paroles de l'enfant, à la fin, quand il se dispute avec le Ciel, qu'il lui dit qu'il n'est plus son fils. Mais les éditeurs allemands ont trouvé que ce titre avait des relents de secte. Ça n'a pourtant rien à voir avec les sectes, ce sont des paroles chamaniques ! Pour ma part, je n'étais pas d'accord.

ANDA : Quels sont vos thèmes favoris ?

G.T. : Je me suis donné un objectif. A la manière de votre Balzac et de notre Rintchen , je voudrais décrire l'histoire et la vie des Touvines à travers un cycle de romans. Tous mes ouvrages parlent des Touvines. J'en ai déjà écrit une dizaine, et je voudrais en écrire encore une autre.

ANDA : En conclusion, qu'aimeriez-vous dire à nos lecteurs ?

G.T. : Je suis issu d'un peuple nomade et j'ai appris à maîtriser la culture occidentale. Je me considère donc comme un pont liant l'Est et l'Ouest. Quelles que soient les politiques menées par les gouvernements, je sais combien les gens souhaitent mieux se comprendre. Avec mes livres, j'apporte aux lecteurs occidentaux les pensées, les désirs et l'histoire de mon peuple, je suis comme son représentant spirituel.

Nous prenons tout à l'Occident. Regardez-moi, un fils de nomade, avec des blue-jeans : une vraie caricature ! C'est dommage. Le monde est en train de s'uniformiser. Les nomades mongols d'Asie, eux, ont leur propre "odeur" mongole, leur façon de s'asseoir dans une yourte, de se tenir debout, si reconnaissable. L'humanité serait plus belle et plus riche de toutes de ses couleurs, de toutes ses voix, de tous ses peuples petits et grands, si les plus forts cessaient d'imposer leur culture aux autres. La force n'achève rien. Le tendre vainc le dur, dit un dicton mongol. Mais je suis un fils d'éleveur et les éleveurs sont des optimistes. Mes oeuvres, si dures qu'elles soient, restent sources d'espoir.

C'est la première fois qu'un de mes livres paraît en français. J'espère que cela se reproduira. Deux de mes livres ont été primés en Allemagne : Eine Tuvinische Geschichte [Une histoire touvine] a reçu le prix Adalbert von Chamisso [qui récompense un auteur étranger écrivant en allemand]. J'en suis très fier car, alors que les écrivains turcs de Turquie ou d'Allemagne n'y avaient jamais eu droit, avec moi, c'est l'Asie qui l'a reçu, c'est le peuple touvine qui l'a reçu. Alors que la Chine avec son milliard d'habitants, le Japon avec ses merveilles technologiques ou l'Inde avec son ancienne et prestigieuse civilisation, ne l'ont pas eu ! Le second livre primé s'appelle Das Ende des Liedes, que je traduirais en mongol par "Quand cessent les chansons". Il a reçu le prix des Lecteurs du meilleur livre des trois dernières années et il va paraître au Japon. J'espère que tous ces livres seront un jour traduits en français, non que je veuille devenir un auteur célèbre, mais pour que soit connue la pensée des nomades de Mongolie.

Paris, le 1er juin 1996
(traduction et édition : M.-D.Even. et M.-L. Beffa)

origine : www.anda-mongolie.com
www.anda-mongolie.com/propos/people/touva22.html